Chapitre 45

 

 

Le Justicier d’Écosse, sir William Ormesby, un Anglais, se tenait devant la fenêtre de la salle donnant sur le bourg royal de Scone. La fumée qui s’élevait des cheminées s’évanouissait dans la blancheur du ciel. Quelque part, là-haut, le soleil luttait pour percer la chape de plomb qui dominait le paysage. Ormesby sentait la sueur perler sous ses aisselles. Sa robe fourrée lui semblait aussi lourde qu’une armure et il avait hâte de l’enlever, mais il avait encore plusieurs audiences prévues pour la matinée. Un plaignant l’attendait déjà en bas de l’escalier. Ormesby le ferait patienter encore un peu. Il était bon qu’ils s’énervent avant qu’on les lui amène. Cela les rendait moins aptes à formuler leurs objections.

En bas, les gens vaquaient à leurs occupations dans les rues boueuses. Ormesby regarda un porcher malingre rassembler ses animaux dans un enclos. En face, une femme portant un châle miteux sortait de la boutique du boucher, un paquet dans les mains. Des soldats déambulaient parmi les passants, l’épée pendue à la ceinture. Ils étaient aisément repérables au milieu de la triste population de Scone, avec leur tenue militaire et leur bandeau blanc orné de la croix rouge de saint Georges au bras. C’est le roi Édouard qui avait imposé le port des bandeaux, de façon à ce qu’on reconnaisse les soldats anglais en ville. Les croix rouges se déplaçaient par petits groupes de deux ou trois, ou ils stationnaient devant le bâtiment, la main sur le pommeau de leur épée. Il y en avait davantage ces derniers jours, des renforts étant venus de Berwick après que des rapports avaient fait état d’une agitation croissante. Les troubles semblaient confinés aux Highlands, loin au nord de Scone, là où les MacRuarie s’étaient emparés de trois bateaux anglais avant de les piller et de les brûler. Le clan MacRuarie était connu, il se composait de mercenaires et d’assassins prêts à capturer n’importe quel bateau qui s’aventurait sur leur territoire, quelles que soient les couleurs qu’il arbore. Les émissaires du roi à Berwick n’avaient pas voulu prendre le moindre risque et ils avaient renforcé toutes les garnisons.

Tandis qu’Ormesby observait la rue, deux des soldats qui se tenaient devant la salle se détachèrent et se dirigèrent vers un attroupement de clochards qui venaient d’arriver par une rue latérale et ennuyaient les bonnes gens de leurs mains tendues. Ils ressemblaient plus à des bêtes qu’à des hommes avec leurs guenilles, leurs cheveux emmêlés et leurs visages crasseux. Eux aussi étaient de plus en plus nombreux ces jours-ci. Depuis qu’Ormesby avait pris ses fonctions de Justicier, les moines mendiants et les lépreux avaient été supplantés par des hommes réduits à cet état après avoir perdu leur travail et leur maison. Bien qu’ils fussent mieux habillés, ils montraient déjà les signes de l’indigence qui les envelopperait de son linceul gris et anonyme dans les prochains mois. Ormesby contemplait avec malaise et trouble ces hommes qui, aussi humbles soient-ils, avaient déchu si vite.

Les soldats ordonnaient aux clochards de s’en aller avec de grands gestes. L’un des soldats bouscula un homme qui avançait trop lentement à son goût. Un autre brandit son épée d’un air menaçant. Se détournant de la scène, Ormesby retourna à la table couverte de rouleaux de parchemins. La pièce, spacieuse, pleine de beaux meubles et de tapisseries, était occupée par quatre clercs installés à des tables d’écriture et deux officiers royaux qui conféraient à voix basse, penchés sur un document. L’un des clercs assis à côté d’Ormesby leva le nez de son travail. Avec ses grosses lunettes en bois posées en équilibre sur son nez, il faisait au Justicier l’effet d’un poisson aux yeux globuleux.

— Dois-je faire monter le suivant, sir ?

Ormesby soupira.

— Allez-y.

Il s’assit derrière sa table pendant que le clerc traversait la pièce. Après un bref échange avec les soldats à l’extérieur, le clerc vint se rasseoir et reprit sa plume. Quelques instants plus tard, un homme escorté par deux soldats entra. Il serrait tellement son chapeau de feutre dans ses mains que celui-ci avait perdu toute forme. Satisfait par cette vision, Ormesby lui accorda un sourire empressé.

— Bonjour, maître Donald.

— Sir, murmura l’homme en jetant un regard inquiet aux soldats qui ressortaient.

— Le prévôt m’a informé que vous avez refusé de payer l’impôt de votre fermage cette saison.

— Non, sir, répondit fermement Donald. Je n’ai pas refusé. C’est que je ne peux pas.

— N’est-ce pas la même chose ?

Donald opina sans rien dire. Dans le silence, on n’entendait que la plume du clerc qui retranscrivait la conversation sur son parchemin.

Ormesby sentit l’irritation le gagner. À l’évidence, ces manants ne savaient pas à qui ils avaient affaire. C’était le quatrième ce matin qui lui faisait cette réponse, presque mot pour mot. Et même s’il tordait toujours son feutre entre ses mains, l’homme soutenait son regard. Ce défi qu’il semblait lui lancer vint à bout du calme d’Ormesby. Était-ce une sorte de conspiration contre lui ? Il ne laisserait pas faire. Hugh de Cressingham, à Berwick, lui avait bien fait comprendre que les recettes devaient être versées en temps et en heure. Plusieurs seigneurs, comme sir Henry Percy, à qui on avait confié le Galloway et l’Ayr, n’avaient pas pu récolter les taxes et c’était désormais une priorité. On disait même que sir John de Warenne n’avait pas reçu son dû. Cela ne désolait pas particulièrement Ormesby. Le comte avait été fait Lieutenant d’Écosse à l’automne dernier, mais quelques semaines à peine après le retour du roi Édouard en Angleterre, Warenne l’avait suivi, car il préférait passer son temps dans ses domaines du Yorkshire. Cressingham, en revanche, se comportait comme un vrai tyran, et il était préférable de ne pas fâcher celui qui, en l’absence de Warenne, dirigeait de fait le royaume d’Écosse. Les images des mendiants à l’esprit, Ormesby se leva promptement.

— La loi vous impose de nous verser ces impôts, maître Donald. En refusant de les payer, vous violez la loi. C’est un crime qui mérite châtiment.

Donald secoua de nouveau la tête.

— Sir, je n’ai pas l’argent. Les loyers sont trop élevés.

Il hésita, et poursuivit d’une traite :

— Ils sont trop élevés pour tout le monde. Les gens perdent tout. Les familles ont faim, les enfants sont malades. On abat des animaux inutilement, juste parce qu’on ne peut pas les nourrir. Nos églises tombent en ruine, le clergé donne tout ce qu’il a à l’usurier.

Il s’arrêta subitement, ayant compris qu’il avait trop parlé.

L’usurier. Ormesby avait déjà entendu ce nom, quoique jamais aussi ouvertement. C’était ainsi que les Écossais appelaient Cressingham. Ce n’était pas pour lui déplaire car il n’aimait pas le trésorier royal, qui régissait le centre administratif du royaume à Berwick. Mais, ses sentiments personnels mis de côté, il avait un travail à accomplir et il n’allait pas laisser les défaillances et l’insolence de quelques pauvres hommes interférer avec sa mission. Ormesby planta ses mains sur la table, ce qui eut comme effet d’envoyer quelques parchemins rouler par terre.

— Seul un imbécile, maître Donald, accorde plus de valeur à son argent qu’à sa liberté. Car c’est ce qui est en jeu ici. Votre liberté.

L’homme s’empourpra, mais ne détourna pas le regard.

— Ma liberté ? répondit-il tranquillement. C’est ainsi ?

Des cris retentirent à l’extérieur, mais ni Ormesby ni Donald n’y firent attention.

— J’ai l’autorité pour emprisonner quiconque refuse de payer ses taxes. Et je n’hésiterai pas. Ne me mettez pas à l’épreuve !

Les cris redoublaient dehors, et l’on entendait aussi courir. Le clerc cessa de prendre des notes et leva la tête, ses lunettes renvoyant la lumière qui tombait des fenêtres. Ormesby s’arrêta au beau milieu de sa tirade et tourna la tête au moment où un hurlement venu de la rue emplissait la pièce. Un vacarme s’ensuivit, couvert par le bruit d’une cavalcade. Les officiers avaient lâché le document qu’ils examinaient et les clercs s’étaient levés. Ormesby alla à la fenêtre.

Des bois qui entouraient le bourg déferlait une masse d’hommes. Certains à cheval, d’autres à pied qui couraient. Tous brandissaient des armes, essentiellement des haches et des lances. Quelques-uns portaient des capes et des cottes de mailles, mais la plupart n’avaient qu’un jaque de cuir. Une poignée d’hommes était même vêtue des courtes tuniques prisées dans les Highlands. Ces hommes allaient pieds nus, un mauvais signe pour Ormesby, qui avait entendu parler de ces hommes du nord. Ils se précipitaient en hurlant une multitude de cris de ralliement. Ormesby en comprit un au milieu du brouhaha, repris par un groupe de cavaliers mené par un homme imposant qui montait un cheval magnifiquement caparaçonné.

— Pour Douglas ! Pour Douglas !

En bas, les habitants se dispersaient. Les soldats anglais s’étaient regroupés devant la salle d’audience, mais Ormesby vit soudain les mendiants qu’ils expulsaient un peu plus tôt arracher leurs guenilles et révéler leur musculature de guerriers. Ils tombèrent sur les soldats avec des cris sauvages, serrant des dagues dans leurs poings.

Des bruits de pas retentirent dans l’escalier. La porte s’ouvrit brusquement et deux soldats apparurent.

— Nous devons partir, sir !

Les clercs et les officiers se hâtaient déjà de quitter la pièce. Donald courait avec eux.

Ormesby ne broncha pas.

— Qui sont-ils ? demanda-t-il d’une voix haut perchée en se retournant vers la fenêtre.

La horde prenait possession de la ville. Ormesby regarda un homme, un géant, courir à grandes enjambées à l’avant des lignes rebelles. Plus grand que tous ceux qui l’entouraient, d’une agilité extraordinaire par rapport à sa taille, il portait une tunique bleu foncé et un chapel à large bord. Les autres semblaient se déplacer en fonction de lui. Mais c’était surtout la lame qu’il tenait entre ses mains qui attira le regard d’Ormesby. Il n’avait jamais vu une épée pareille, si longue et si large que le géant devait l’agripper à deux mains tout en courant.

Un autre nom devint audible dans le hurlement de la meute.

— Wallace ! Wallace !

Insurrection
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